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NYOTA
19 novembre 2006

Trois semaines de silences

Préambule. Il est humain de se tromper et plus encore de reconnaître son erreur. Normalement, l’agence « Mers et Voyages » m’avait annoncé le 19 septembre comme date de départ. C’était impossible, à cette époque, le Grey Fox était toujours en Afrique du Sud. Puis il fut question du 7 octobre, date à laquelle le navire n’était pas encore à Hambourg. Puis du 11 alors qu’il abordait à peine à Anvers. De sorte que j’ai dû, par trois fois, changer mon itinéraire, annuler des réservations, etc. Du temps et de l’argent perdus. Et pas qu’un peu… Alors, tant pis, faisons donc une croix sur le séjour au bord de l’Océan Indien. Espérons que le bateau n’accumulera pas trop les retards. Avant mon départ, j’ai commis une erreur de bleu. Pour moi, qui ne voyage plus jamais, je pensais qu’embarquement était synonyme de départ imminent. Il y eut donc malentendus lorsque Sophie m’annonçait que je pouvais embarquer sur le Grey Fox le 11octobre alors que je lisais qu’à cette date, le cargo arrivait à peine. J’ai donc appris qu’on pouvait embarquer et rester sur le bateau en attendant de lever l’ancre. Michel m’a donc conduit au port le mercredi. Le capitaine ne m’a même pas demandé mon billet. C’est un steward qui a porté mes bagages jusqu’à ma cabine du quatrième étage. Cabine fort spacieuse. Presque aussi grande que les deux pièces dans lesquelles je vis principalement à Liège. Avec quelque confort en plus dans la cabine, à dire vrai. Mais, une première douche glacée : il n’est pas possible de se connecter à l’internet. Impossible donc de poursuivre mon blog ou de donner quotidiennement des nouvelles à la famille, aux amis. D’internet, on retourne à Magellan. Sur le bureau, je pose la photographie d’Elise, son marron porte-mémoire, un petit foulard de soie pour me tenir chaud dans les tempêtes. Je suis donc l’invité du Capitaine Hans-Dieter Boeckman. Le départ est prévu pour le samedi quatorze à l’aube. Cela me laissera le temps de m’habituer aux bruits, aux couloirs. On mange à heures fixes, le matin, midi et soir, deux collations entre-temps. On mange germano-polonais. C’est-à-dire du chou. Du chou blanc, du chou vert, du chou rouge encore des p’tits choux. Des choux d’première classe, des choux d’seconde classe… De la soupe au chou, à la choucroute, aux betteraves, aux concombres. Beaucoup de crudités sans le moindre assaisonnement. Nature nature. Du porc, du porc, du porc. Un peu de poulet. Le dimanche soir, ce sera harengs divers et froids. Bien. Très bien. Il est strictement interdit de fumer dans les cabines, dans le mess ou les salles de réunion. La consommation d’alcool est totalement prohibée. Chose que je comprends directement en voyant l’énorme activité du chargement. Ici, le moindre accident de travail ne peut-être que mortel. L’obligation de porter le casque a quelque chose de dérisoire ou de pieux. Va donc pour trois premières nuits à quai. Le travail des dockers ne s’arrête jamais. De minuit à minuit. Toutes les trois minutes, le navire tremble. Ça fait l’effet d’un petit tremblement de terre. Minuscule, mais suffisant pour m’éveiller. C’est un container qu’on dépose dans les cales. Neuf heures du matin, un invisible muezzin appelle à la prière. Personne ne s’arrête. Même du haut du pont, le travail de ces gens est dantesque. Grues, engins inconnus, tous plus monstrueux les uns que les autres et qui, soudain, deviennent nains face aux charges qu’ils soulèvent. Et toutes ces tonnes qui semblent ne plus peser que plume. Hallucinant. Le tout rythmé par des gestes rigoureusement précis, scandés par des voix de ténor. Je reste là, plusieurs heures, plusieurs jours, fasciné par cet horrible ballet de grues, de palans, de poulies, me demandant par quel miracle aucun cable ne vient heurter un autre. Je mange à la table du capitaine. L’ambiance dans le mess des officiers est tout sauf festive. On ne répond pas nécessairement aux questions, aux bonjours. Les repas sont à peine une pause. Parfois, souvent, on ne parle même pas. Le steward, tout comme le capitaine, est proche de la retraite. On le voit se promener en short et chemise hawaïenne pendant la journée. Il devient maître d’hôtel aux repas. Pantalon noir et chemise blanche et impeccable. Son extrême politesse a quelque chose de curieux dans ce lieu. Il sert l’eau minérale avec des gestes précieux comme s’il s’agissait d’un grand crû. Il énonce le repas à chaque convive. Et comme personne n’arrive en même temps, il répète et répète toujours la même chose. Côte de porc, pomme vapeur, chou-fleur. Ou vert. Ou rouge. Ou brocoli. Il connaît l’équipage mieux que ses souliers (il doit chausser pas loin du soixante !). Malgré cela, sempiternellement, il leur demande « Water ? Coffe ? Tea ? Juice ? ». En anglais, en allemand, en polonais. Il fait pareil avec moi, le matin, le midi, le soir. Il me répète tous les jours que si je veux quelque chose en dehors des repas, la cuisine m’est ouverte jour et nuit. Tous les jours. Tous les midis. Tous les soirs. Jeudi matin, un marin arrive au petit-déjeuner. De bonne humeur. Comme les autres, il revient du Cap, mais, lui, il n’y retourne pas. Leur vie est réglée comme ça : quatre mois de mer suivis d’autant de congé. C’est dur, ça devient trop long me dit un autre homme qui travaille sur les bateaux depuis près de quarante ans. Mais si le premier marin est heureux, c’est parce qu’il s’appelle Smolarek. Du même nom que le joueur polonais qui, la veille, a mis deux goals aux Portugais. La Pologne a donc gagné. Miracle. Finalement, le football est un moyen quasi universel d’entrer en conversation. Mais la conversation ne s’éternise jamais. J’ai l’impression que les marins sont des ténors muets. C’est mon dix-huit millième jour de vie. Pas de quoi faire une fête. Vendredi treize. C’est une belle journée ensoleillée. Une bonne nouvelle. La péniche réservoir est arrivée vers dix heures pour remplir la citerne de 44 tonnes de fioul. Elle mettra huit heures pour le faire. Samedi 14. Cinq heures du matin. C’est le silence qui m’a éveillé ! Ça y est : le chargement est terminé !!! À huit heures 20, on largue les amarres. On prend l’Escaut. Il fait un temps plus que gris, très simenonien. On attend dans des écluses. On arrive à Flessingue peu après midi. On longera les côtes anglaises en plein brouillard. Premier repas du soir en mer. Le chef officier ne met pas trente secondes pour me faire comprendre qu’il n’aime pas les Russes. Il n’aime pas les Européens non plus, à cause de l’euro et il se réjouit que la Pologne conserve le zloty. Il fait une exception pour les Allemands. Sans doute parce que c’est là la nationalité de son capitaine. Le chef officier a des idées bien arrêtées et il est persuadé que le monde entier les partage. Si, par hasard, le capitaine lui dit n’être pas d’accord avec lui, le chef officier lui répond que, oui, tout compte fait, capitaine, vous avez raison. C’est un poste important, chef officier, c’est le plus important après le capitaine. C’est justement là le problème. C’est un peu comme au Tour de France, on ne retient jamais que le nom du vainqueur. Le chef officier n’aime pas non plus les Indiens de Durban. Ils sont riches et ils s’entraident. Vous voyez, dit-il, un peu comme les Djouwiches. Il fait une grimace en prononçant ce mot. Le chef officier me dit aussi de me méfier des singes si je fais un tour dans Lisbonne pendant l’escale. Je lui fais remarquer que j’ignorais qu’il y avait des singes ou un zoo à Lisbonne. Non, me répond-il en me prenant vraisemblablement pour le dernier des idiots, par singes, il entend dooose feuking blaks. Ah bon. Pour les singes, les vrais, il connaît les mots babouins, chimpanzés et autres gorilles… Dimanche 14. Le ciel est un peu plus clair, mais la mer plus forte. Il y a du vent. On passe entre des murs de pluie. Sur le cargo, des étourneaux, un rouge-gorge et même des papillons. Au large de l’île d’Ouessant, des flèches bondissent de l’eau : des dauphins ! Je ne m’attendais pas à en trouver là. Je ne peux m’empêcher de penser à Elise. À la joie qu’elle aurait eu de découvrir ses amis dans la mer. Pour du vrai. Pas pour du semblant. La nuit tombe. Je demande au steward où se trouvent les poubelles. Il se redresse, un peu sévère : « Non, non, non ! Il ne faut rien jeter dans la mer » ! Je lui réponds que je n’ai pas l’intention de jeter mes déchets dans la mer. « Non, non !!! C’est interdit ! Grosses amendes en Europe ! Après, une fois arrivé en Afrique, pas de problème ». Dont acte. Tout l’implicite de sa réponse me fait frémir. Dix minutes plus tard, je suis sur le pont en train de regarder la nuit épouser la mer. Le steward ne sait pas que je suis là. Il jette les poubelles dans l’océan. D’ailleurs, il est neuf heures. L’heure de faire attention car c’est à ce moment-là que les autres marins jettent aussi leurs immondices par-dessus bord. Lundi 15. Nous sommes au large de Bordeaux, au nord d’Oviedo. On a reculé l’horloge d’une heure. Je me lève à cinq. Dans le ciel, en dix minutes, je vois plus d’étoiles qu’en une vie à Liège. Le lever de soleil sera minuscule. Pourtant, le premier visible depuis le départ. Mais les nuages sont trop lourds. Trop noirs. Peu après midi, nous serons au Cap Finistère. Nous avons traversé deux orages dans la matinée. De plein front. De vraies murailles. Nous sommes en Espagne. Pluvieuse et plus brumeuse qu’Anvers. Dans le poste de pilotage, appel de la tour de contrôle de Cap Finistère. On demande au Grey Fox s’il transporte des cargaisons dangereuses. Oui. Veuillez me donner la liste s’il vous plaît. Le marin donne la liste. Une douzaine de produits au moins. Des solvants, des produits chimiques divers, mais, surtout, de l’acide formique. Plusieurs tonnes… On demande aussi le nom du port de départ et celui d’arrivée. Anvers-Lisbonn. Le contrôleur répond Anvers-Lisbonn. Je vois qu’il n’y a pas que les Wallons à être intellectuellement inaptes à dire Antwerpen. Nous sommes au large du Portugal. Un troisième orage. À lui seul, il vaut bien les deux de la matinée ensemble. Je ne quitterai guère la cabine aujourd’hui. Le vent est très fort, le sol glissant. La pluie, la pluie et encore la pluie. Je termine le deuxième PD James que j’avais emporté pour la route. Il ressemble trop fort au précédent. Je suis un peu déçu. Il me restera les nouvelles de Conrad. Demain, mardi, brève escale à Lisbonne. J’espère trouver au moins un bureau de poste. Je me rends compte que je n’ai pas emporté de parapluie. Il est vingt heures. Et de nouveau la pluie. Mardi 17. On devait arriver à Elisebonne à dix heures. Il est quatorze heures, les remorqueurs arrivent seulement. Le bateau repart à minuit. J’ai donc le temps d’aller faire un petit tour dans les environs du port. Le centre-ville est trop loin. Trafic énorme. Bus, train, beaucoup de bruit. Je cherche un téléphone pour appeler Elise. J’en trouve beaucoup. Une fois la pièce avalée, plus moyen de composer le numéro. Un petit café serré dans une sorte de petite pâtisserie bien tranquille. Mes souvenirs d’espagnol me sont bien utiles. Petites rues aux boutiques anciennes, merceries, bijoux pour enfants. Enfin la voix d’Elise au téléphone. Je lui dis que j’ai vu des dauphins. Elle me dit qu’elle aussi, à la télévision. Je souris. Tout a l’air de bien se passer à Liège. Je suis à Lîdgebonne (au terminal du port, une passerelle pâle copie –ou première ébauche- de celle des Guillemins), c’est la première fois depuis mon départ que j’ai deux heures consécutives de soleil. Avant de remonter sur le bateau, mon premier verre de vin depuis une semaine. Un petit kiosque où se retrouvent quelques habitués, marins, dockers. Il me faut marcher un bon kilomètre entre les containers et les grues avant de retrouver le Grey Fox. Un gardien du port m’interdit de prendre la moindre photographie. N’importe quoi. Encore un de ces êtres humains à qui l’uniforme de plouc donne des ailes de dictateur. Je remonte sur le bateau. Au loin, des nuages de plus en plus lourds. C’est au moins le cinquième arc-en-ciel depuis l’approche de Lisbonne. Huit heures la nuit, des éclairs, des éclairs et puis une pluie de plus en plus lourde. On doit partir vers minuit. Je m’endors en me disant qu’au réveil, je serai à l’orée de l’Afrique. Mercredi 18. Six heures du matin. Je suis toujours en lisière du Tage. Les remorqueurs n’ont pas voulu sortir, la mer était trop forte ou je ne sais quoi. Il faut donc attendre midi et la prochaine marée haute. Le problème, c’est qu’il pleut de plus en plus et que la mer semble n’avoir nullement l’intention de maigrir. Encore vingt-quatre heures de perdues. Au grand maximum, je resterai donc une douzaine de jours en Afrique du Sud. Au lieu des trois semaines prévues. D’accord, ce qui importait, c’était le voyage en bateau. Mais quand même, je considère de plus en plus ce voyage comme un échec de plus, comme un déplacement totalement inutile. À bord, l’ambiance devient de plus en plus lourde. Le capitaine et son second me parlent toujours un peu. Dorénavant, depuis deux jours, quand quelqu’un entre au mess pour les repas et qu’il salue, plus personne ne répond. C’est toujours fort agréable. Midi. C’est l’anniversaire du steward. Du coup, on a droit à une bouteille de bière. Que font les marins lorsqu’ils fêtent l’un des leurs ? Ils se lèvent, lui tendent la main, lui disent « bon anniversaire », se rasseyent et puis passent à table. Les marins sont fort festifs. Midi, c’est aussi l’heure où le capitaine nous signale qu’on partira sans doute demain. Les eaux du Tage ne sont pas assez profondes ! Nous sommes otages du Tage. Et, dans le port, le seul navire à quai. Je passe, à contrecoeur, l’après-midi dans le même quartier de Lisbonne que la veille. Un peu de soleil malgré tout, mais une petite laine n’est pas de trop. Je regarde des hommes âgés jouer aux cartes ou aux dominos dans un petit jardin public. Le cliquetis des petites pièces de bois sur les tables de métal est le seul dialogue perceptible. Retour au bateau pour le repas du soir. Spaghettis. Ils ont dû cuire un bon quart d’heure. Je mange à peine. La « fête » d’anniversaire est à présent terminée. C’est de nouveau le silence à table. Jeudi 19 octobre. Vers une heure du matin, brouhaha. On part. Enfin ! Je me lève à six heures. Depuis le départ d’Anvers, la mer n’a jamais été aussi houleuse. On ne voit pas les étoiles. Les nuages sont nombreux et lourds et très noirs. Le vent est très fort. Il faut bien se tenir aux rampes des escaliers. Le jour ne se lève pas. Nébulosité variable entre forte et très forte. On n’est pas encore à la pointe sud du Portugal. Il fait froid. Même les marins, sur les différents ponts, portent un bonnet de laine. Mais on me rassure : à partir de Ténériffe, ce sera beau temps jusqu’au Cap. Vendredi 20 octobre. Pendant le petit-déjeuner, le capitaine annonce que l’on passera aujourd’hui entre les îles Canaries. C’est un des rendez-vous mythiques, une des raisons de ce voyage en bateau : voir enfin la montagne surgir de la mer comme me le racontait mon père. Le capitaine annonce que l’on passera à Ténériffe à… minuit ! Décidément, après les jacarandas, après les baleines, ce voyage construit sur les mythes de l’enfance n’en rencontrera aucun… Journée plus que maussade malgré le beau temps. Le soir, au repas, outre du chou, bien entendu, on a le choix entre riz et frites. Comme j’entends les marins réclamer des « fritzky », je fais ma commande à l’impassible steward. Il me regarde longuement avant de me dire « Fritzky ? You mean french fries ? ». Samedi 21 octobre. Nous sommes au large du Sahara occidental. Il n’y a presque plus de vent et la mer est étale. Une vraie mer d’huile comme on dit. Du coup, on a l’impression de ne plus avancer alors que le bateau n’a jamais été aussi vite. Paradoxe de l’océan. Le matin, dès l’aube, le thermomètre indique déjà 25 degrés. C’est la première journée de vraie grosse chaleur. Du coup, Casimir le cuisinier, décide de nous concocter une de ces soupes épaisses et grasses qui font les délices des rudes journées d’hiver. Fèves noires, lard, pommes de terre et choux (bien entendu) composent cette riche entrée. Comme plat principal, Casimir a décidé que, pour aujourd’hui, une simple saucisse sans accompagnement suffirait. Dès l’après-midi, les marins s’activent sur le premier pont. Lessivé, le drapeau allemand est de nouveau hissé à la poupe. Les matelots préparent la fête. Le barbecue du samedi soir. Cochon de lait à la broche et choix de diverses viandes (porc, bien entendu, mais aussi poulet, bœuf, saucissses et boudins. De ma dunette, je me rends compte avec joie qu’aucun chou n’est prévu. Miracle ! On installe une pompe à bière, une sono rudimentaire et parfaitement inutile car l’océan étouffe toutes les musiques. Mais la sono fonctionne malgré tout ( ???) Une grande table est dressée mais, de nouveau, équipage et capitaines sont séparés. On mange. On mange. On ne parle presque pas. Il n’y a pas de rire. On mange. On se tait. C’est comme ça. Dimanche 22 octobre. La journée a commencé par un lever de soleil d’une automnale tristesse. Il se terminera de même. Un soleil blanc et pâle recouvert, toute la journée durant, d’un voile très fin et haut perché dans le ciel. Il fait de plus en plus chaud. Il ne se passe rien d’autre que le bruit des vagues et du moteur. À midi, heure du potage. Le second regarde le brouet en se demandant ce qu’est cette chose. De l’oxtail, paraît-il. En fait, cela ressemble plus à de l’oxo à peine dilué et réchauffé. On se contente de trois cuillerées. Le plat principal consistant en une côte de porc fumée accompagnée de chou vert ET choucroute. Fallait bien rattraper l’absence de chou d’hier. L’après-midi, je fais une pause lecture. Un des pilotes du bateau regarde la couverture. - Conrad, demande-t-il ? Ah ! vous lisez Konrad Korzeniowski !!! Un grand écrivain polonais, il a beaucoup voyagé sur les mers. J’ai lu tous ses livres. C’est le premier vrai sourire d’un marin depuis mon départ. Sur un navire, il n’y a pas de journée qui passe plus ou moins vite qu’une autre. Chaque journée a la même infinie longueur que le plus ennuyeux des dimanches. Lundi 23 octobre. Un lever de soleil encore plus laid que la veille. Huit heures du matin et déjà 26 degrés. Heureusement, beaucoup de vent qui rend supportable l’étouffante chaleur. Nous sommes au large de la Guinée Bissau. Plus ou moins la moitié du voyage. C’est le « lecteur » qui m’accueille au pilotage. Il me parle longuement. Pour un marin, dix minutes de dialogue, c’est long. Peut-être, après tout, suis-je le seul autre lecteur sur le bateau. Vers midi, un requin. Sinon rien d’autre. Mardi 24 octobre. Nous sommes au grand large de la Sierra Leone. Je dis grand car je viens de demander à Conrad à combien de kilomètres nous étions des côtes. Deux cent quarante ! Impossible dès lors de voir la moindre terre et ce depuis notre départ d’Elisebonne. Parfois, ça semble un peu long. Même si les nuages sont très beaux à regarder. On a parfois l’envie de parler, de raconter des choses. Ici, sur le navire, le silence devient de plus en plus pesant à mesure que l’on avance. C’est tout de même assez désagréable comme ambiance. Enfin, je ne vais pas me mutiner pour la cause. Mercredi à minuit (ou jeudi à zéro heure), nous devrions passer l’équateur, je vais donc pouvoir découvrir un autre ciel, retrouver les étoiles qui m’ont vu naître. Mercredi 25 octobre. Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle. Nous sommes plus ou moins à cinq ou six cents kilomètres de l’Equateur et, il fait… froid !!! Autour du bateau, tout autour et sur plusieurs centaines de kilomètres, ce ne sont que gros nuages noirs et bas. Cette nuit, comme j’en ai pris l’habitude depuis plusieurs jours, je me laisse endormir sur le pont, bercé par les mouvements du navire et enveloppé par l’invisible couverture soyeuse du vent. C’est très agréable. Peu après minuit, ce ne sont plus les éclairs muets qui m’ont éveillé, mais une vraie pluie tropicale qui s’est mise à tomber, chaude et drue. Hier soir, j’ai mangé une spécialité polonaise particulièrement répugnante. C’est bien simple, même les marins polonais n’en ont pas voulu ! Une espèce de gnocchi blanchâtre, épais et visqueux, on aurait presque dit une nouille de sperme coagulé. Même pas chaud et tout juste garni de trois petits lardons et d’autant de cubes d’oignons. Le tout accompagné d’une boulette laiteuse qui semblait avoir été faite avec des poumons ou autres abats nécessitant de nombreuses épices pour leur donner un semblant de goût. Aujourd’hui, je ne sais pas très bien à quoi je vais passer la journée. Pas l’ombre d’un rayon de soleil. Des pluies qui vont encore sans doute venir et, sur le pont, un bruit atroce : quelques marins poncent la couleur et les rouilles du navire avec une machine extrêmement bruyante. Même dans ma cabine du quatrième étage et même en me bouchant les oreilles, j’entends encore malgré tout. Le capitaine m’a dit que ça ne durera pas plus de quatre heures sans quoi tout le monde deviendrait fou. À commencer par le steward qui devient de plus en plus énervant jour après jour. Hier, je suis parvenu à faire rire le capitaine (ce qui est loin d’être évident) en imitant le pauvre Jan. Ça fait quinze jours que je suis sur le bateau, quinze jours que je lui dis que je ne prends pas de dessert, que je ne prends pas de thé. Quinze jours qu’il me demande « Excuse me, sir, would you like some dessert ? Would you like some tea ? » On a souvent envie de le jeter par dessus bord. Djizusss ! Jeudi 26 octobre. À trois minutes de la nuit, nous avons passé l’équateur. Ça ne prend qu’une seconde. C’est donc un nouveau ciel. De nouvelles étoiles. Mais je n’ai rien vu. Le ciel est plombé de nuages. Il le sera toute la journée. Ce jeudi, on n’a pas vu la moindre étincelle d’éclaircie. Un vrai ciel d’Anvers en hiver. Et moins de vingt degrés !!! J’ai même dû remettre un pull !!! On continue de poncer le pont ! C’est un peu comme Mozart : le silence qui suit le vacarme de la ponceuse, c’est encore du vacarme de ponceuse. Et ça va durer jusqu’à Walvis Bay. Où l’on devrait arriver le 31, contrairement à l’optimisme du capitaine qui, ce jour-là, se voit déjà au Cap, au mieux, on y sera le trois, sinon le quatre. J’aurais à peine le temps de m’y coucher une nuit ou deux. Je regarde la mer engoncé dans un pull. Il fait un temps hideux. Qu’on ne me parle plus de chou, ni de porc. Qu’on ne me parle plus de houle, ni de port. Ce soir, alors que l’on ne verra même pas le soleil se coucher tant les nuages sont épais et noirs, ce soir, je me dis que ce voyage de merde sera mon dernier voyage. Partir ne sert vraiment à RIEN !!! Vendredi 27 octobre. Enfin, nous avons franchi la ceinture de nuages qui entoure l’équateur. Deux jours et demi de nuages lourds et noirs. De quoi plomber le moral. Le soleil revenu, mais encore froid sous le vent, a fait sortir trois ou quatre escadrilles d’exocets. Petits poissons argentés et volants. Leur sortie dure deux secondes à peine. Juste un frétillement au-dessus des vagues. Ce fut tout pour la journée. La bouffe ? Inchangé. Sinon en pire. Ce soir, en sortant de table, j’ai eu envie de fredonner Potemkine. Lu une phrase de Conrad, écrite en 1912 : « Songez comment les téléphones se chargent de supprimer le peu de tranquillité d’esprit dont nous jouissons dans le monde ». Que dirait-il des gsm ? Ça m’a fait penser aux rages de Gustave quand trois cabriolets passaient dans Croisset. Samedi 28 octobre. À part un exercice de sauvetage, que dire de ce samedi ? Sinon qu’il a commencé dans la grisaille pour se terminer dans la noirceur. Dix-huit degrés sous abri, desquels il faut décompter le froid du vent. Vent toujours aussi fort qui oblige donc le bateau à ralentir. Bon, soyons positif, il ne semble pas y avoir de récifs dans le coin. J’en termine avec Conrad. Dimanche 29 octobre. Et de longs corbillards sans tambour ni musique défilent lentement dans mon âme… Grisaille du matin appelle grisaille du soir. Pas la moindre percée de soleil. Le vent est toujours froid. D’après le capitaine, nous arriverons en Namibie mardi. Ouf ! Je respire. Enfin je vais voir l’Afrique s’approcher lentement depuis le pont. Que nenni ! On arrivera à cinq heures du matin, en pleine nuit !!! Ou, comment rater un voyage du début à la fin. Surprise du chef ce soir : pizza. Une pizza bien épaisse, plus proche du plat froid que du tiède, composée d’un microscopique morceau de poulet, d’un huitième de tomate, de quelques rares copeaux de fromages et… oui, oui, oui, je le jure… de chou rouge !!! Lundi 30 octobre. Nouvelle petite correction d’horaire. Les « pilotes » ne nous prendront en charge qu’à six heures demain. Je vais donc pouvoir découvrir un peu l’Afrique. Le matin, le chef officier raconte une anecdote du dernier voyage pendant lequel il y eut de nombreux retards. Météo déplorable, embouteillages dans les ports, et j’en passe. Comment expliquer cela ? Facile, à bord, il y avait un mousse ou, plus exactement, une mousse : Judith. Comment serait-il possible de faire une traversée tranquille avec une femme à bord. À mon avis, ce n’est pas demain qu’on verra une femme commander ce cargo. Je vais finir par me demander si ce n’est pas mon côté féminin qui est responsable du temps toujours aussi maussade. Il fait froid à un point tel qu’on a coupé l’air conditionné dans les cabines. Sur le pont, les marins aussi portent leur pull. Et comme l’amusement ne semble vraiment pas être leur fort, ils ne prennent pas d’albatros, vastes oiseaux des mers qui, ici, il est vrai, ne suivent même pas le navire glissant sur les gouffres amers. Très amers. Un petit miracle. Tandis que j’étais sur ma dunette, j’ai regardé ma montre, il était 1347 comme disent les marins. Une paupière de soleil s’est ouverte. Ça a duré jusque 1402, toujours comme disent les marins. Un vrai miracle. Vingt heures. Le soleil n’a même pas pris le temps de se coucher. Les nuages sont plus noirs que jamais. Savez-vous pourquoi les routes sont aussi bonnes en Afrique du Sud ? Eh bien, je vais vous le dire. Les routes sont bonnes parce que c’est nous qui les avons faites, me dit le chef officier. Qui ça, nous ? Nous, les Whites. Il avait une telle fierté d’appartenir à cette race définitivement supérieure à tout, que j’ai eu l’impression qu’il mettait un double « w » majuscules à white ! Mardi 31 octobre. Terre ! Terre ! Le mauvais temps nous a fait prendre du retard, de sorte que le soleil se lève au moment d’aborder la Namibie. C’est la terre enfin ! Dix jours sans âme qui vive, sans presque le moindre mot. Et là, maintenant, devant moi, accueilli par des phoques, l’Afrique. Enfin, rien qu’un port, mais la terre tout de même. Du haut de la dunette, j’ai pu apercevoir quelque chose d’incroyable : le désert à portée de main, juste à la lisière de Walvis Bay. J’avale mon petit déjeuner à la hâte, je quitte le port. Un premier gardien me demande où je vais. Il me laisse passer en échange de deux cigarettes. Vous en avez pas trois ? Sortie, un deuxième gardien, un gradé celui-là, il ne me demande aucun document, pas de passeport, rien, juste cinq cigarettes. Je sors. Des dizaines de marins sont agglutinés contre les grilles. L’ambiance est un peu houleuse. Les habitants n’ont pas vraiment un physique pygmée. En plus, on roule à gauche. Pas évident, même pour un piéton, de traverser. Le centre ville n’est que boutiques diverses. Toutes fermées par une grille plus que solide. Certains panneaux avertissent qu’on tire sans sommation ou que les grilles sont électrifiées. C’est pareil pour toutes les maisons dès qu’on quitte le « centre ». Je cherche un bureau de change. J’ai seize dollars US sur moi. Une dame me conduit jusqu’à une banque en prenant des chemins qui me semblent de traverse, mais bon. Une heure d’attente pour changer donc seize dollars. J’ai l’impression de me retrouver au Mexique, on fait une longue file puis, une fois son tour arrivé, on vous dit que ce n’est pas la bonne file. Je souris. Chose qui devrait plaire au chef officier, aucune employée n’appartient à l’espèce simiesque. En plus, elles portent un uniforme. Passeport, signatures, photocopies multiples sont nécessaires pour changer seize dollars, soit l’équivalent de 120 dollars namibiens. Oui, mais il y a soixante dollars de commission. Pas étonnant qu’elle s’appelle First National Bank. Qu’importe, je vais prendre un verre dans un immense bistrot, il n’y a presque personne, sauf un septuagénaire géant et jadis blond qui doit être connu ici comme Bacchus aux bacchanales. Il n’est déjà plus à jeun. Bon, je décide d’aller jusqu’au désert puis jusqu’au lagon où il y a des flamants roses. Bonne idée sauf que j’ai vingt jours de bateau dans les jambes. Ma promenade me prendra cinq heures, avec juste une pause pour le dîner. C’est impressionnant, un désert, même à son orée. Et les flamants aussi, d’une autre manière. Je remarque une chose, même si j’avais été noir, on m’aurait tout de suite reconnu comme étranger. Je suis la seule personne à marcher dans les rues. Pas la peine de demander son chemin à une porte électrifiée non plus. Avant de rentrer au port, je retourne prendre un verre (et, surtout, reposer mes jambes) à l’endroit du matin. L’endroit est à présent bondé. J’y suis le seul blanc, à l’exception de vieux géant du matin qui n’a pas changé de place mais dont la pause s’est sensiblement modifiée. En sortant, deux vieillards édentés me demandent une cigarette. On dirait que j’ai offert une pépite. Ils sourient. Retour au port. Premier gardien. Rebelotte. Cigarette. Le deuxième est une deuxième. Tout sauf gracieuse et qui, la haine méprisante dans les yeux (le racisme n’est pas à sens unique) me demande où je vais. Je lui réponds que je rejoins le Grey Fox. D’un ton rogue, elle m’affirme que ce n’est pas le Grey Fox. Elle me barre le chemin. Tu as une cigarette ? Je lui en donne trois. OK, dit-elle, c’est le Grey Fox. Elle ouvre la barrière. Je passe devant elle. Je l’entends qu’elle crache. Pas assez fort pour me toucher. Mais j’entends tout de même le crachat tomber non loin derrière moi. La promenade était trop longue. Je ne sens plus mes jambes et suis épuisé. Mercredi premier novembre. Avant-dernière journée en mer. Le temps n’est pas très bon, c’est le moins que l’on puisse dire. La mer est plus houleuse que dans le Golfe de Gascogne. L’air namibien a l’air d’avoir insufflé quelques pensées hautement profondes dans l’esprit du cher officier. Retranscrire l’intégralité de son quart d’heure philosophique d’après dîner risquerait de me valoir un procès. Retenons tout de même quelques morceaux édifiants. Pour le chef officier, le monde est devenu fou et il serait temps, au lieu de revendiquer sans cesse la liberté, de mettre un peu d’ordre dans tout ça. Regardez le dernier Algérie - France de football, crazy, on aurait dit un match Algérie – Algérie. Shit ! Ah les Arabes ! Quand on pense qu’il y a un noir dans la Mannshaft !!! Comment voulez-vous que ça marche ? Là, Adolf (comme il l’appelle) doit se retourner dans son bunker s’il a vu ça. Peter Botha avait raison, chaque chose doit se trouver à sa juste place, c’est à dire, pour le chef officier, les blancs d’un côté et les « pots de noutella » (sic) dans leurs arbres.Back to the trees, comme il dit. Maintenant, depuis Mandela, tous ces singes se croient les rois. C’est vraiment le monde à l’envers. Le chef officier a aussi une idée radicale et qui ne coûterait pas cher pour régler le problème de tous ces bâtards d’immigrés (resic) : création d’une police en civil qui chaque fois qu’elle croiserait un singe ou assimilé aurait le devoir (pas le droit) de le tabasser à l’envie, de lui donner ensuite quarante-huit heures pour débarrasser le pays sans quoi non seulement on lui referait la même chose, mais à sa famille ensuite ! Là, dit-il, tu verrais, on en serait vite débarrassé ! Car, faut-il le dire, les singes sont aussi, tous, sans exception, des lâches. Voilà, résumé et quelque peu édulcoré les hauts principes du chef officier. En remontant dans ma cabine, je croise Conrad qui me regarde, stupéfait lui aussi, et qui, levant les yeux au ciel, me dit : « very interesting politic ». Le vent a encore pris de la force. Résultat, on ne devrait arriver demain au Cap qu’après vingt-deux heures. Jeudi deux novembre. Pas de dernier lever de soleil sur l’océan, mais comme un énorme bloc de charbon qui obscurcissait tous les horizons. Le tout accompagné de pluies diluviennes. Peu après huit heures, grande éclaircie qui, moment magique, m’a permis de passer juste sous un arc-en-ciel et de voir l’endroit où il naissait. Midi, dernier dîner (au chou, bien entendu), avec la seule présence du chef officier à ma table, le capitaine était dans une colère noire, j’ignore pourquoi, sa voix couvrait presque le bruit des machines et des vagues. Le chef officier n’a plus parlé de politique, il m’a juste raconté l’anecdote suivante. Voici quelques années, ils ont eu comme passager un vieux monsieur de plus de quatre-vingts ans. Quelqu’un de très important, un ancien colonel (ou général, il ne savait plus), de l’armée allemande. Entendez celle d’Adolf. Le pauvre homme avait perdu la jambe en Russie. Tu vois comme sont les Russes, me dit-il, des sauvages. Le reste de l’anecdote n’avait aucune importance. Le tout était, pour moi, d’apprendre que j’ai été sur le même bateau qu’un ancien officier nazi. Que j’ai partagé la même cabine que lui… Mes valises sont faites. C’est mon dernier repas du soir. Je ne prends pas de chou-fleur avec ma côte de porc. La nuit tombe. Voir la Croix du Sud était aussi un des buts de ce voyage. Je ne l’ai entrevue que trois minutes, chanceusement, entre deux nuages. À vingt heures, on devine les côtes. Il pleut. Une dernière fois, je monte au poste de pilotage. Le Grey Fox avance lentement vers le port. Cape Town est couvert de nuages, de brumes. On accoste enfin. Un officier de l’immigration me fait appeler. II me demande combien de temps je vais rester, les adresses où je vais m’arrêter, etc. Il note mes réponses sur une feuille. Comme il n’a pas le timbre d’entrée sur lui, il m’interdit de quitter le bateau. Ma levée d’écrou n’aura donc lieu que le lendemain matin à neuf heures. Je retourne dans ma cabine. Entre-temps, le vacarme du déchargement s’est installé pour la nuit. Les douze jours passés sur le sol africain seront ceux d’un touriste anonyme pressé par les temps perdus. Ils n’auront aucun intérêt. Sauf pour les yeux. Ce fut un voyage totalement inutile. Pour conclure sur une note plus gaie, disons que ce fut une expérience négative complètement réussie. 16 novembre 2006 : je retrouve le cargo Bois l’Evêque. Quinze heures trente, elle vient de s’éveiller et est donc toujours un peu dans les brumes de son rêve. Elle ne s’attendait pas à ce que l’homme très légèrement bronzé vienne la chercher à l’école. Elle ouvre de grands yeux plus bleus que l’étoile que j’ai à peine vue. Un sourire arc-en-cielle son visage. Elle ne dit qu’un seul mot. Papa. C’est mon seul voyage. C’est ma vraie Nyota.
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Commentaires
M
Chapeau bas pour ce récit, ce voyage "capturé", cet "ostinato"... :)
NYOTA
  • Carnet de bord et impressions d'un voyage en cargo depuis Anvers jusqu'à Cape Town. Puis, par la route, de Cape Town à Tschwane (anciennement Pretoria). Et puis retour à Liège, hélas. La plus laide ville du monde.
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